06/03/2024 - article La Marseillaise - « La guerre de 1940 avait appris aux Français la délation »

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« La guerre de 1940 avait appris aux Français la délation »

Christian de Leusse, fondateur de l’association Mémoire des sexualités, a élaboré au fil des années un précieux fonds d’archives sur l’histoire de la communauté LGBT+.

LAUREEN PIDDIU /MARSEILLE /06/03/2024 | 05H55







Christian De Leusse est également représentant du Mémorial de la déportation homosexuelle. 


La Marseillaise : Pourquoi ce texte est-il important pour vous ?

Christian de Leusse : Au fur et à mesure de nos analyses, de nos travaux collectifs, on est arrivé à établir un lien étroit entre les années de guerre, où nous étions soumis au Reich allemand, et le paragraphe 175 de répression des homosexuels. Il y avait une dynamique interne à la France, à la fin des années 1930, qui consistait à chercher à pénaliser les homosexuels, notamment sous l’impulsion de l’amiral Darlan, qui était à la tête de la Marine, où il y avait beaucoup d’actes de dépravation. Les lois de Vichy de 1942 étaient un sursaut anti homosexuels que les tribunaux français n’ont pas considérablement appliqué pendant la durée de la guerre, notamment parce qu’on avait besoin de chair à canon pour envoyer sur le front. Mais elles sont restées là, au sortir de la guerre. Le gouvernement de transition du général de Gaulle, poussé par les démocrates chrétiens, a fait voter la prolongation à l’Assemblée nationale. C’est l’une des rares lois de Vichy à avoir été prolongée. Nous étions dans le retour à la pensée nataliste et l’homosexualité était vue comme portant atteinte à la reproduction dont le pays avait tant besoin. Dans le même temps, les Français avaient tellement été privés d’érotisme que l’homosexualité ne pouvait pas avoir sa place.


Dans quel contexte est arrivée la libération du mouvement ?

C.d.L. : En 1974, la majorité est abaissée de 21 à 18 ans pour tous. Les relations entre garçons et filles peuvent se faire dès 15 ans, alors que les homosexuelles ne sont possibles qu’à partir de 18 ans. Et pourtant, on est vraiment dans la période vitale, pour les jeunes filles et garçons, de sensibilité maximum au désir, mais le pratiquer est impossible. Si mai 1968 n’a en rien amélioré la situation, la poussée amoureuse qu’elle a développée a aidé à l’émergence d’une manifestation des homosexuels. En 1971, le Front homosexuel d’action révolutionnaire (Fhar) a été créé sous la houlette du Mouvement de libération des femmes (MLF), parmi lequel il y avait des lesbiennes. Jusqu’en 1974, le Fhar a joué un rôle important médiatiquement, avec la création de journaux comme l’Anti norme et le Fléau social. Cela a provoqué un déclic chez tous ces homosexuels rentrés, placardisés, tétanisés par toutes les législations en cours car la police et la justice ont continué à réprimer sans vergogne. À la fin des années 1970 et au début des années 1980, les Groupes de libération homosexuelle (GLH) apparaissent dans une trentaine de villes. Ils ont aidé à ce qu’à Marseille, la première Université d’été homosexuelle soit le lieu de rencontre de tous ces groupes et débouche sur la création du Comité d’urgence anti-répression homosexuelle (CUARH), qui a pu, avec force, peser sur la campagne présidentielle de 1981.


Qui a participé à la dépénalisation ?

C.d.L. : Le MLF, conjugué au mouvement des homosexuels, a amené Gisèle Halimi à poser la question au candidat François Mitterrand sur la dépénalisation de l’homosexualité. Grâce à elle et Robert Badinter, dans les deux premières années du septennat, il y a eu une succession de mesures. La première a été menée par Gaston Defferre avec la suppression du fichage des homosexuels en préfecture. Puis, à partir du vote de la loi du 4 août 1982, des mesures ont été prises concernant les droits des homosexuels dans le logement, la santé, etc. C’était une libération. Nous nous trouvions, durant ces années 1980, avec un essor important des journaux, des médias, des boîtes, des minitels, qui rendent la vie des homosexuels possible et même désirable. La société ne comprenait pas jusqu’alors qu’il pouvait exister de l’affection, du sentiment, du désir, de l’amour homosexuel. L’Église et bien des moralisateurs ne le supportaient pas.


Cette répression était-elle forte ici ?

C.d.L. : Les marins à Toulon, mais aussi à Marseille, y ont participé. Il y avait une chape de plomb judiciaire et policière considérable. Nous devions nous en tenir à la clandestinité. Il y avait des tas de remontées pour alerter les députés de droite, partout. La guerre de 1940 avait appris aux Français la délation. À tel point qu’au début des années 1970, lorsque des homosexuels apparaissent, écrivent ou manifestent en tant que tels, ils utilisent des pseudonymes. Dans les années 1980, il y avait la crainte que la situation se retourne si un nouveau président était élu. Autour de moi, tous les gens plus âgés étaient tétanisés.